22

 

Hatchepsout parvint au sommet de sa glorieuse destinée, éclatante de santé, de force et de beauté. Telle une immortelle déesse, la puissance et le mystère qu’elle tenait directement d’Amon lui soumettaient tous les hommes. Les années passant, on la considérait avec un respect de plus en plus superstitieux, et la foule des pèlerins qui venaient se recueillir devant sa chapelle ne cessait d’augmenter.

Mais au plus profond d’elle-même, elle ne parvenait pas à trouver le repos. Allongée sur sa couche durant les chaudes nuits d’été, elle ne cessait de penser à Senmout, mais sa position de pharaon, condamné à la solitude, la faisait hésiter. Cependant, ses nuits agitées et ses rêves fiévreux l’avertirent qu’il était grand temps de prouver une fois pour toutes et de façon irréversible sa confiance en celui qu’elle aimait plus que quiconque.

Par une chaude soirée, elle décida de se faire parfumer avec les huiles les plus exquises, revêtit une longue robe transparente et fit appeler Senmout. Cette nuit-là, elle négligea son casque pharaonique, bien que, s’étant à nouveau laissé pousser les cheveux, elle fût tenue de garder la tête couverte en toutes circonstances. Elle ceignit son front d’un simple bandeau blanc et argent et fit apporter, des fruits et du vin ainsi que ses plus précieuses lampes d’albâtre. Elle renvoya Nofret et ses esclaves pour qu’il la trouve seule et sans fards, comme à leur première rencontre ; elle l’attendit en écoutant se lever la brise du nord.

Le garde l’annonça enfin. Il s’avança vers elle et s’inclina profondément, tandis que se dissipait sa première surprise. Il ne portait qu’un simple pagne blanc, la tête et les pieds nus, car il s’apprêtait à aller se baigner dans le fleuve avec Ta-kha’et. Rien sur son visage ne révélait les tumultueuses pensées qui l’agitaient, mais un coup d’œil rapide et perspicace lui avait révélé une nouvelle femme, à la merveilleuse chevelure brillante, au regard à la fois alangui et provocant… Combien de fois avait-il été tenté de la toucher, lorsqu’elle le frôlait en travaillant, lorsqu’elle l’enivrait de son chaud parfum. Mais chaque fois, suivant en cela les conseils d’Hapousenb, il avait refoulé en lui ses désirs blasphématoires.

Hatchepsout remarqua sa surprise et lui sourit en lui tendant la main.

— Il y a fort longtemps que nous n’avons eu l’occasion de nous retrouver seuls, à parler d’autre chose que des affaires de l’État, remarqua-t-elle tandis qu’il lui baisait la paume de la main. Venez vous asseoir, Senmout. Comment se porte Ta-kha’et ?

Il se laissa conduire jusqu’à la table basse, et s’assit avec élégance sur les coussins, tout en cherchant des yeux l’esclave qui aurait dû les servir, tandis qu’elle prenait place à ses côtés.

— Ta-kha’et va très bien, répondit-il. Nous menons une vie paisible et agréable lorsque Votre Majesté n’a pas besoin de moi. Je crois que mes absences la contrarient quelque peu, car elle aime par-dessus tout à s’amuser.

Hatchepsout lui versa elle-même à boire et lui offrit des figues au miel et des melons au vin doux.

— Vraiment ? Vous devriez lui procurer des musiciens et de nombreux autres divertissements.

— C’est ce que j’ai fait, mais Ta-kha’et est assez capricieuse. Elle prétend qu’aucun musicien ne peut la distraire comme moi !

Ils se sourirent et la gêne de cet étrange entretien commença à se dissiper.

— Elle a parfaitement raison ! s’exclama Hatchepsout en levant sa coupe. Je vous ai déjà conseillé de l’épouser et d’en faire une princesse. C’est son vœu le plus cher.

— J’en suis tout à fait conscient, dit-il.

— Que ne le faites-vous alors ? Je la doterai convenablement. Je sais combien vous êtes pauvres, vous, les princes !

— Il me semble, dit-il gaiement, que nous avons déjà eu une conversation de ce genre. Le roi a-t-il si piètre mémoire qu’il ne s’en souvienne plus ?

— C’est fort possible, répondit-elle simplement, mais les années ont passé, grand prince, et les sentiments des hommes changent.

— Ceux des autres, mais pas les miens.

— Cela vous ennuierait-il de m’expliquer de nouveau pourquoi Ta-kha’et n’est toujours qu’une esclave ?

Il reposa sa coupe dorée et resta un moment à la contempler. Un silence épais planait sur la pièce. Hatchepsout soupira doucement et s’installa plus confortablement. Senmout finit par lui répondre.

— Cela ne me gêne aucunement. Mais aujourd’hui, Majesté, vous êtes roi, et j’estime que c’est à vous d’aborder le sujet, car, sans redouter le moins du monde de vous sembler ridicule à présent, je crains que mes paroles ne tombent dans des oreilles rendues sourdes au fil des années.

— Ah ! Senmout, répondit-elle doucement, pourquoi tergiverser comme si nous avions quelque chose à redouter ? Ne savez-vous donc pas que toute ma vie durant j’ai voué mon amour à un seul homme et que je l’aimerai jusqu’à la mort ?

Elle lui saisit brusquement les mains et y enfouit son visage en les baisant avec avidité.

— À présent c’est à moi de t’écouter, dit-il en se penchant vers elle. Dis-moi, Hatchepsout, dis-moi donc !

Elle gémit en laissant retomber les mains de Senmout sur ses genoux.

— Je t’aime, Senmout, je t’aime. Je te désire depuis si longtemps. Je te veux de tout mon corps et de toute mon âme. Je me remets humblement à toi, à ton amour, à ta colère ou à ta redoutable indifférence. Prends-moi !

Ses doigts tremblants lui caressaient les yeux, les joues, et elle fondit en larmes.

Il l’attira à lui et l’étreignit violemment en lui murmurant à l’oreille les mots d’amour qu’il gardait en lui depuis si longtemps.

— Hatchepsout ! Ma bien-aimée, ma sœur…

Il lui prit le visage dans ses mains tandis qu’elle s’accrochait à lui de toutes ses forces. Leurs lèvres se joignirent en un douloureux baiser baigné de larmes.

— Es-tu bien sûre de toi ? lui demanda-t-il doucement. Un pharaon ne peut prendre une telle décision à la légère.

— Il y a bien longtemps que ma décision est prise, répondit-elle en lui embrassant les yeux, le cou, le menton. Aimons-nous pendant qu’il en est encore temps, mon frère, car il est horrible de vieillir et de sentir son amour se consumer en vain.

Les douces mains de Senmout accomplirent les gestes dont elle avait si souvent rêvé. Agenouillée à ses pieds, Hatchepsout les sentit parcourir les formes parfaites de son jeune corps. Il la serra contre lui et leur joie explosa en un rayonnant éclat de rire. Ils se levèrent enlacés et s’embrassèrent de nouveau passionnément, avides de recueillir tout le plaisir qu’ils pouvaient se donner mutuellement.

Les relations de Senmout avec Ta-kha’et étaient empreintes d’une attirance physique liée à une tendre affection. Mais cette passion brûlante, ce violent désir de ne faire qu’un avec la femme vénérée et adorée, jour après jour, année après année, dépassait de loin tout ce qu’il avait pu rêver en secret. Il l’allongea sur les coussins, caressant son corps souple et velouté, en proie à un bonheur aussi douloureux que bienfaisant. Oubliant sa divinité et sa royauté, il ne voyait plus en elle que la femme, sa vraie femme, la compagne de sa vie, celle qui le désirait et ne satisferait que lui seul jusqu’à la fin des temps. Il la prit lentement et tendrement, sans quitter des yeux le beau visage bouleversé de plaisir. Puis ils restèrent allongés côte à côte, souriants ; une tiède brise glissait sur leurs corps moites et, sans relâcher leur étreinte, ils songeaient aux jours et aux nuits à venir.

— Comment avons-nous pu attendre aussi longtemps ? demanda-t-elle.

— Le moment n’était pas venu, Majesté, répondit en riant Senmout.

— Je t’en supplie, Senmout, mon amour, ne m’appelle plus Majesté en privé. Appelle-moi Hatchepsout, car dans tes bras je ne suis plus la Première d’entre les grands du royaume, mais tout simplement le chef des femmes nobles.

— Pour moi, tu es la seule femme et l’as toujours été.

— Et Ta-kha’et alors ?

Senmout baissa la tête, mais il ne parvint pas à discerner l’expression de son visage enfoui sous ses cheveux défaits.

— Ta-kha’et est aussi douce et pâle que la lune d’été ; je l’approche sans crainte, dit-il. Mais toi, tu es le soleil ardent du midi. Comment puis-je songer encore à Ta-kha’et après avoir été si cruellement brûlé ?

— Tu ne vas tout de même pas la renvoyer ? lui demanda Hatchepsout qui dans son bonheur désirait également celui de la jeune esclave.

— Non, ce serait cruel. Mais je ne l’épouserai pas ; ce qui lui sera cruel aussi.

Envahie d’une douce torpeur, Hatchepsout commençait à sombrer dans le sommeil.

— Alors tu n’épouseras jamais personne, murmura-t-elle. Je puis te partager avec une esclave, mais maudite soit celle que tu appellerais ton épouse !

— C’est toi, mon épouse, mon amour, dit-il en resserrant son étreinte. Seule la mort pourra m’enlever à toi.

À l’aube, Hapousenb et les autres prêtres vinrent à leur habitude chanter l’hymne au dieu devant la porte d’argent. Le couple endormi ne les entendit pas.

 

À mots couverts, le bruit se répandit bientôt que le puissant prince était devenu l’amant du pharaon. Ta-kha’et accepta sa nouvelle situation sans rechigner, mais les fréquentes absences de Senmout la contrariaient. Elle l’aimait à sa façon et prenait grand plaisir en sa tendre compagnie. Il continua à la traiter affectueusement, à bavarder plaisamment avec elle, mais il ne l’invita plus à partager sa couche. Si seulement elle avait pu lui donner un enfant, elle se serait certainement sentie plus rassurée ; mais elle était stérile. Il tenta de lui expliquer que cela n’avait aucune importance à ses yeux et qu’il lui conserverait son estime et son amitié, mais elle ne pouvait comprendre qu’un homme puisse vivre sans assurer sa descendance.

Chaque fois que les lourdes responsabilités du pouvoir les réunissaient, Senmout et Hatchepsout ne se départissaient jamais du ton officiel qu’exigeaient leurs entretiens de travail. Leurs conversations ne portaient que sur les affaires et la politique. Personne ne pouvait faire état du moindre changement dans leurs manières. Il y avait cependant une imperceptible différence, et personne n’était mieux placé qu’Hapousenb pour s’en apercevoir. Bien avant que le bruit ne commençât à courir, il avait instinctivement perçu une modification dans les rapports entre son roi et le grand majordome. Il s’y était attendu, mais cela ne l’empêcha pas de traiter Senmout avec une froideur nouvelle qui ne put échapper à ce dernier.

Décontenancé, un soir, Senmout fit part à Hatchepsout du changement d’attitude de son ami.

— Hapousenb a un secret, dit-elle après un long silence, quelque chose qui s’est passé entre lui et moi. Malgré tout l’amour que je te porte, Senmout, je ne le trahirai pas.

— Ce secret ne fut pourtant jamais un obstacle entre nous auparavant… Comment pourrai-je encore travailler avec lui ? Il m’a pris sous sa protection alors que je n’étais qu’un simple apprenti auprès d’Inéni et m’a fait confiance avant même de connaître ma dévotion pour toi. Pourquoi ce brusque revirement ?

— Hapousenb est très fin, c’est un juge infaillible du caractère des hommes. Mais n’oublie pas, Senmout, que nous avons grandi ensemble, tout partagé, et que je l’ai connu bien avant toi. Je ne peux t’en dire davantage.

Une lueur de vérité se fit jour dans l’esprit de Senmout.

— Je ne savais pas ! s’exclama-t-il. Je n’y avait pas pensé ! Pourquoi ne m’en a-t-il jamais parlé ?

— C’est un homme orgueilleux. Ne crains rien, tout continuera comme avant. Il est juste et bon et n’a aucune envie de faire de toi son ennemi, mais il est très malheureux. Je l’aime aussi beaucoup, Senmout, comme mon plus vieil ami et le meilleur d’entre eux, et lorsqu’il souffre, je souffre également.

Tout comme Hapousenb cette même nuit, perdus dans leurs pensées, ils demeurèrent allongés en silence dans l’obscurité, les yeux grands ouverts.

La fête de son jubilé approchait, et Hatchepsout se demandait comment célébrer au mieux cet événement unique dans le cours d’un règne. Elle se rappela le jubilé de son père et les extraordinaires réjouissances qui s’étaient déroulées en ville et au palais. Considérant d’une part le jeune Touthmôsis qui commençait à grandir, et de l’autre ses nombreux exploits, elle décida d’en avancer la date, dans l’intention de faire mieux sentir à chacun les améliorations apportées par son gouvernement et dans le but de consolider sa couronne. Non qu’elle eût besoin d’être soutenue, mais le nom du petit Touthmôsis revenait bien trop souvent sur les lèvres pour qu’elle n’y prit garde. Tout le monde parlait volontiers de son adresse à l’arc, de ses prouesses au javelot et de son habile conduite des chars. Elle se demanda si Néhési n’avait pas raison somme toute. Elle imagina ce que serait le palais sans Touthmôsis : il n’y aurait plus aucune opposition à redouter, et rien n’empêcherait Néféroura d’être son héritière. Mais passé le premier moment de soulagement que lui avait apporté ce noir dessein, elle se vit comparaître devant Amon, muette et coupable, et renonça définitivement à toute idée d’empoisonner son beau-fils. Le poison était l’arme grossière des faibles, ce qu’elle n’était aucunement, pour l’instant. Elle maîtriserait Touthmôsis à sa manière.

En passant ses troupes en revue, elle examina l’impétueux jeune homme qui fouettait ses chevaux lancés à un train d’enfer. De plus en plus arrogant, il se pavanait du haut de ses quatorze ans avec sa bande d’amis dont il exigeait l’obéissance. Tout cela l’inquiétait fort. Les discrètes mais ardentes œillades de Néféroura la décidèrent à envisager au plus vite avec ses ministres la possibilité d’éventuelles fiançailles pour réprimer en Touthmôsis tout projet de sédition. Les fiançailles seraient la meilleure manière de promettre beaucoup sans rien donner. Et, lorsqu’il s’apercevrait que c’est à Néféroura que devait revenir le trône, il serait trop tard. Néféroura hériterait de sa puissance ; quant à Touthmôsis, il serait ainsi parfaitement neutralisé et réduit à l’impuissance.

Mais le jour du jubilé approchait à grands pas, sans qu’elle fût encore parvenue à décider de quelle manière elle allait le célébrer… L’idée lui vint en faisant ses prières, face aux jardins. À peine rentrée dans ses appartements, elle envoya chercher Senmout.

— Il faut que vous partiez sur-le-champ à Assouan, lui dit-elle à son arrivée. Emmenez Bénya et tous ceux dont vous pourriez avoir besoin. Vous taillerez deux obélisques et les ferez venir ici avant ma fête.

— Mais, Majesté, protesta-t-il, vous ne me donnez que sept mois ! Ils ne seront jamais terminés !

— Ils le seront, et vous y veillerez. Partez dès que possible. Par ailleurs, vous demanderez aux ouvriers de démolir le toit de cèdre de la maison d’Amon, vous m’avez dit vous-même qu’il menaçait de s’effondrer. J’y installerai les deux obélisques, et s’il est possible de sauver une partie du toit, je le ferai reconstruire tout autour.

— Vous me confiez là une tâche monumentale, remarqua-t-il calmement. S’il est quelqu’un au monde capable de la mener à bien, c’est assurément moi, mais cette fois-ci, je ne peux rien vous promettre.

— Vous y parviendrez, dit-elle. J’ai fait suspendre tous les autres travaux afin que vous puissiez disposer d’autant d’hommes qu’il le faudra. Hapousenb se chargera du toit pendant votre absence, si vous le voulez bien. Senmout, j’ai déjà beaucoup exigé de vous dans le passé, mais aujourd’hui je vous le demande encore une fois : tenterez-vous l’impossible pour moi ?

— Pour vous je le ferai, comme je l’ai toujours fait, Majesté, répondit-il en s’inclinant vers la jeune femme souriante.

— Parfait. Je n’ai donc rien de plus à ajouter.

Senmout partit en courant presque – il lui semblait que le temps s’élançait déjà à ses trousses comme un chien méchant –, persuadé néanmoins de pouvoir réaliser juste à temps les travaux, si tout se déroulait normalement. Il adressa une rapide prière à tous les dieux, tout en envoyant chercher Bénya et en demandant à Ta-kha’et de lui préparer ses affaires. La saison était particulièrement mal choisie pour travailler dans la fournaise des carrières d’Assouan. Il se demanda combien d’ouvriers allaient succomber sous le fouet de Bénya avant que les blocs de pierre ne soient hissés sur les radeaux. Outre les difficultés de l’entreprise, le pharaon avait exigé que ses obélisques soient les plus hauts jamais érigés. Les eaux du fleuve allaient bientôt monter, et si Amon voulait voir les offrandes de sa fille, il lui faudrait faire en sorte qu’elles montent à temps pour supporter les énormes radeaux. Il n’était pas question de perdre un temps précieux à construire des baraquements pour les ouvriers, c’est pourquoi il ordonna aux scribes de réunir toutes les tentes disponibles. Il fit ensuite dresser la liste de l’outillage nécessaire, du matériel, du ravitaillement, puis se fit conduire au port en litière tout en se demandant où trouver assez de bois pour construire un radeau susceptible de transporter ces énormes pierres.

Avant la fin de la semaine, Bénya, Senmout et des centaines d’ouvriers partirent pour Assouan. La flottille se détacha de la rive où brûlait de l’encens pour s’élancer vers le milieu du fleuve et remonter le courant.

Ils débarquèrent au bout de deux jours. Bien que l’après-midi fût déjà fort avancé, Senmout n’autorisa personne à se reposer. Il envoya les hommes planter leurs tentes là où ils pourraient trouver un peu d’ombre et les prévint que les portes de la ville leur seraient fermées. Pendant le déchargement du matériel, il se mit à étudier la carrière avec Bénya.

— Par Amon ! jura Bénya. Nous allons tous crever dans cette fournaise ! Bon, nous allons appeler les apprentis et commencer à chercher le bloc qu’il nous faut. Deux obélisques, autrement dit deux bourreaux ! Maudit soit le jour où je t’ai rencontré, ô redoutable meneur d’hommes !

— Choisis-le soigneusement, mais ne sois pas trop long, lui recommanda Senmout. Nous disposons de très peu de temps. Les ouvriers travailleront par équipes et à la nuit tombée, je ferai allumer des lampes.

— Je sais ce que j’ai à faire, grommela Bénya. Grâce aux dieux, ma tombe est prête.

« Pas la mienne, et je ne suis pas encore prêt à m’y étendre », pensa Senmout en se précipitant vers les bateaux pour faire activer le déchargement du matériel.

Bénya sonda les plissements de la roche et choisit les veines avec la perspicacité et la dextérité d’un grand géologue. Ses assistants délimitèrent les deux longues formes effilées. Senmout fit apporter sur le champ les masses à tailler la pierre et les ouvriers se mirent à marteler la roche en soulevant d’épais nuages de poussière blanche qui les faisait tousser. Quand vint son tour, Senmout s’acharna sur la pierre de toutes ses forces, mêlant sa sueur à celle des fellahs. Jour après jour, Bénya surveilla sans relâche cette rangée de dos luisants et tendus par l’effort, hurlant et jurant, mais sans jamais brandir le fouet qui pendait à son poignet comme un serpent.

Au bout d’un mois les obélisques commencèrent à prendre forme, sans être toutefois complètement dégagés de leur gangue de granit. Senmout ordonna alors un jour et une nuit de repos. Il envoya des hérauts à Thèbes, porteurs des nouvelles de leurs progrès. Durant ce jour, il contempla inlassablement les longues formes obstinément immobiles, guettant le moindre signe de lézarde ou d’éboulement.

Puis, las et endoloris, tous se remirent au travail. Peu à peu, le fleuve commença à s’enfler. L’humidité apporta avec elle son lot d’insectes et Senmout chargea six hommes de chasser les mouches et les moustiques autour de leurs compagnons au travail.

 

Trois mois après, les marteaux furent remplacés par les burins. Le rythme ralentit quelque peu et le travail devint plus délicat. Bénya cessa ses allées et venues parmi les hommes et pria Senmout de suspendre le travail de nuit redoutant, en raison de l’insuffisance de lumière, un éclatement soudain de la pierre. Mais Senmout resta inflexible. S’ils arrêtaient de travailler la nuit, l’ouvrage ne serait jamais terminé à temps. Bénya céda et le travail reprit.

Le premier obélisque fut enfin sur le point d’être dégagé. L’estomac noué, Senmout donna l’ordre de passer les cordes autour de la large base et du sommet. Bénya en vérifia lui-même les nœuds et la tension. Il jeta un dernier coup d’œil aux rondins disposés jusqu’au fleuve sur lesquels on ferait rouler l’énorme pierre. Puis il leva le bras, les yeux rivés sur le granit qui commençait à s’ébranler tout doucement.

— Retenez-le ! hurla-t-il. Maintenant tirez le sommet, encore, pas si vite, il va glisser ! Tirez tous ensemble !…

Senmout regardait la scène du haut d’un rocher tandis que le colosse de pierre écrasait les rondins.

Un cri de rage retentit soudain. Senmout se précipita vers Bénya qui hurlait et jurait en se tordant les mains ; les ouvriers éreintés laissèrent tomber les cordages, et il vit à la base de l’obélisque une immense fissure et un morceau de granit s’en détacher et tomber à ses pieds sur le sable. Il le ramassa, anéanti.

— Dieu ! Oh dieu ! murmurait Bénya tout tremblant d’accablement. C’est ma faute.

Senmout, plus déterminé que jamais à poursuivre son ouvrage, le prit par les épaules.

— Ce n’est pas vraiment ta faute. Nous avons trop longtemps travaillé avec une lumière insuffisante la nuit. Quelqu’un aura donné un mauvais coup de marteau dans l’obscurité. (Il jeta au loin le morceau de granit.) Recommençons ! s’écria-t-il. Et maintenant, Bénya, cesse immédiatement de blasphémer et retourne à la carrière. Essaye donc là. Trouve une autre veine et nous allons reprendre nos marteaux. Au travail ! Le roi a commandé deux obélisques pour son jubilé et il les aura, fut-ce au prix de nos vies !

Les hommes épuisés le suivirent car ils lui savaient gré de travailler à leurs côtés.

Ils achevèrent leur ouvrage quatre jours avant la fin du délai prévu. Une fois les gigantesques aiguilles de pierre solidement amarrées au radeau, Senmout offrit à boire à toute son équipe, et les congratulations fusèrent joyeusement. Cependant, certains ouvriers avaient payé de leur vie cette dangereuse entreprise. Trois hommes avaient succombé sous la chaleur, six autres s’étaient fait écraser en dégageant l’obélisque.

Il ne fallut pas moins de trente-deux barques pour remorquer les monolithes jusqu’à Thèbes, malgré le secours considérable qu’apportait la montée des eaux du Nil. Senmout regarda, du haut de la cabine, le lourd convoi s’ébranler.

Tendus par l’inquiétude et l’épuisement, ils redescendirent le courant, sans même s’arrêter pour la nuit. Longtemps avant la fin du parcours, ils furent rejoints par une multitude d’embarcations les plus diverses, des barques de pêcheurs, de petits esquifs, et de superbes bateaux de nobles. Hatchepsout les vit arriver à l’aube. Elle avait fait aligner ses troupes devant le débarcadère et toute la ville affluait dans les jardins du temple pour assister à la venue des deux colosses. Hapousenb, drapé dans sa peau de léopard, commença à réciter les prières. Senmout se fraya un chemin vers la rive et donna l’ordre aux soldats de hisser les blocs de pierre sur les rondins. Petit à petit les obélisques furent roulés jusqu’au premier pylône, sous les cris de la foule surexcitée. Là où s’élevait auparavant le toit de cèdre, une ouverture béante recueillait à présent les rayons de soleil. Senmout et le jeune architecte Pouamra inspectèrent les derniers préparatifs et Hatchepsout vint se joindre à eux. Les obélisques allaient tout d’abord être installés dans leurs fosses, puis érigés.

— Ce sont les doigts des dieux, murmura Hatchepsout. Vous avez réussi un exploit, Senmout. Ne vous ai-je pas dit que votre talent était illimité ?

Senmout s’inclina d’un air absent en regardant Bénya s’agiter et hurler ses ordres aux esclaves. Il leur laissa un instant de repos pour reprendre leur souffle avant l’ultime effort.

— Commencez à relâcher les cordes ! Doucement ! Attention ! Ne lâchez pas d’un coup !

Le premier obélisque s’enfonça dans le sol avec un bruit sourd et les esclaves tirèrent sur les cordes arrimées au sommet, reculant au fur et à mesure que s’élevait le monolithe. Hatchepsout poussa un cri et Min-mose, un sourire aux lèvres, chuchota quelque chose à Touthmôsis.

La même opération fut répétée pour le second obélisque, mais à peine érigé, il se mit soudain à vaciller.

— Il ne s’est pas bien mis en place ! cria Senmout.

Bénya hurla quelque chose et Hatchepsout fit un pas en avant, aussitôt arrêtée par Pouamra.

— Reculez-vous, Majesté ! Il peut encore tomber !

Touthmôsis et Menkheperrasonb s’étaient approchés et Senmout en se précipitant eut le temps d’apercevoir leur sourire satisfait.

L’obélisque se stabilisa enfin devant l’assistance muette d’admiration.

— Laissez le sable tout autour, ordonna Hatchepsout à Pouamra. Il faut encore plaquer d’or les deux pyramidions et procéder aux inscriptions sur chaque face.

Hatchepsout avait eu l’intention de les recouvrir d’or et d’argent de la base au sommet, ce qui ne manqua pas d’horrifier Tahouti.

— Majesté, lui avait-il dit, vos richesses sont considérables, mais il n’en restera très vite plus rien si vous persistez dans cette idée.

Elle avait ri mais s’était inclinée devant ces remontrances, se contentant de peser le poids d’or nécessaire pour recouvrir les pointes.

Touthmôsis surgit pendant qu’elle s’entretenait avec Néféroura et Senmout. Il s’inclina négligemment, une lueur d’insolence dans le regard.

— Félicitations, Fleur de l’Égypte, dit-il. Vos monuments reflètent bien la pérennité de votre règne !

— Je suis heureuse qu’ils vous plaisent. Mais où est donc votre mère un jour comme aujourd’hui ? lui répondit Hatchepsout en feignant de ne pas avoir perçu son ironie.

— Elle s’est sentie légèrement indisposée, répondit-il en haussant les épaules.

— J’espère qu’elle sera remise pour ma fête. Dois-je lui envoyer mon médecin ?

— Ce ne sera pas nécessaire. Je ne pense pas que sa maladie mérite l’attention de celui qui a l’honneur de veiller sur la santé du pharaon.

Senmout écoutait avec quelque appréhension ces joutes oratoires en se demandant pourquoi Hatchepsout persistait à traiter Touthmôsis comme un enfant. Il remarqua le regard insistant de Néféroura posé sur son frère, mais ni le pharaon ni le prince ne semblaient faire attention à elle.

— Votre bel obélisque a eu bien du mal à être érigé, remarqua Touthmôsis en jetant un regard dans la direction de Min-mose et Menkheperrasonb. Peut-être auriez-vous besoin de l’assistance de mon architecte et de mon maître d’œuvre. On dirait que vos experts se font vieux.

— Vraiment ? Quelles prouesses vos amis ont-ils donc accomplies ? Où puis-je aller contempler leurs merveilleuses réalisations ?

— Ils n’ont pas encore fait grand-chose pour l’instant, répliqua-t-il d’un air furieux. Mais d’ici peu tout ce qu’ils bâtiront en mon honneur non seulement égalera mais dépassera grandement ce que je vois ici !

— Eh bien, je vous suggère de les renvoyer à leurs études, prince, ainsi, le moment venu… (Hatchepsout avait insisté en souriant sur ces mots :) Le moment venu, ils pourront peut-être tenter d’édifier quelque bagatelle.

Touthmôsis luttait entre la colère et l’admiration, et ce fut l’admiration qui l’emporta.

— Vous êtes très dure, ma chère mère. Et comme la double couronne vous va bien !

— Elle ne vous irait pas du tout, Touthmôsis, répliqua-t-elle en sortant du temple. Elle est encore beaucoup trop large pour votre tête.

— Mon tour de tête a fort peu à y voir, répondit-il sèchement L’important est ce qu’il y a dedans !

— Tiens donc ! Alors, je vous prie d’apporter votre impressionnante tête à mon jubilé. C’est un ordre, Touthmôsis. Vous négligez depuis trop longtemps vos devoirs au temple ainsi que mes fêtes. Je ne supporterai plus votre insoumission. Par ailleurs, je vous défends de critiquer mes collaborateurs.

Touthmôsis partit sans répondre rejoindre ses deux amis.

— Pourquoi avez-vous mis Touthmôsis en colère ? demanda Néféroura à sa mère en lui prenant le bras. Vous ne l’aimez donc pas ?

— Je l’aime beaucoup, répondit Hatchepsout. Il ressemble à ton grand-père : il est aussi fort, impatient et parfois aussi brutal que lui. Il a besoin d’être dressé comme on dresse les chevaux sauvages.

Néféroura ne dit rien, mais Senmout sentit sa petite main chaude se glisser dans la sienne. Il la serra tendrement, et ils prirent tous ensemble le chemin du palais.